— Une bride bleue.
— Une bride ?
— Enfin, un harnais, mais bleu. Pas bleu marine, ni bleu nuit, un joli bleu lagon.
— Lagon ?
— Presque turquoise, laiteux. Couleur menthe à l'eau. Pas la menthe verte du diabolo de l'enfance, celle de ton arrière-grand-père en guise d'apéritif, pour prix de mon silence, pendant sa Suze avec ses copains au bistrot du village.
— La menthe bleutée du bonbon dans le tiroir de la table de nuit de Grand-mère ?
— Voilà. Cette couleur-là. Pour une bride ou un harnais.
De cheval ? Point. Ni jument, ni hongre, ni mule. Pas d'animal. Une bride ! Dans les airs. Pas au clou dans un sombre box d'une écurie quelconque, ni au fond d'un coffre d'une bétaillère poussiéreuse, ni au bras d'une jolie cavalière endimanchée.
— Une bride bleue pour une cavalière aux yeux bleus.
— Des yeux menthe à l'eau ?
— Oui, pourquoi pas. Blonde ou brune, grande ou petite, pas plus d'image d'elle que de la monture.
— Alors un cavalier peut-être ?
— Possible. Un cavalier sur un cheval aux harnais bleu lagon. Aux mains de fer... ou de fine peau ! Aucune idée !
Mais cette bride en apesanteur ? En arrière-plan, un paysage entièrement flou, comme un feuillage sylvestre aux feuilles rouges et jaunes, avec encore quelques dernières touches de vert. Une faible profondeur de champ. Objectif 135 mm, diaphragme 3,5, mise au point sur la boucle du harnais. En apesanteur.
— Ou bien un cheval invisible ?
— Un cheval invisible ? Pourquoi pas une licorne ?
— Non ! une licorne avec un harnais, quel anachronisme !
— Un cheval de verre ? Comme la pantoufle de Cendrillon, alors ! Cheval invisible, cavalière invisible. Univers des contes de fées, probable !
Dans ce cas, rien d'impossible. Bride bleue, sabots de verre, princesse amazone nue, cheveux en cascade sur les épaules, peau contre peau... ou cavalier fantôme, la tête sous le bras. Épreuve ? Châtiment ? Mauvais sort ? Pourquoi seule la bride de cuir bleu ? La bride et une boucle en métal.
— Une seule boucle ?
— Trois ! Trois boucles en réalité. Métalliques, propres.
—Neuves ?
— Oui, neuves. En acier chromé ou nickelé ; des angles doux et polis.
Jolies boucles, beaux objets, reflets de l'amour de l'artisan au travail. Peut-être trois boucles comme mille autres. Mais celles-ci, sur une bride menthe à l'eau, sous les yeux du pèlerin.
Mais cette cavalière si nue, plus que nue : invisible !
Pourquoi ?
Mais ce cavalier sans tête, sans corps, sans membres, comme un couteau sans lame et sans manche ?
Pourquoi ?
Mais cette monture si nue, plus que nue : indicible !
Pourquoi ?
Pourquoi seule la bride dans les airs suspendue ?
Pourquoi bleue ?
Pourquoi ce bleu, précisément celui-ci ?
Pas de réponses. Pas de bruits non plus. Aucun oiseau dans ce tableau, aucun animal, aucun son de cloche dans le lointain. Pas même un souffle de vent ni un seul chuchotis. Seulement cette bride et l'imagination du pèlerin devant l'apparition.
Paupières closes. Un, deux, trois. Cils vers le bas,
Yeux ronds. Un, deux, trois. Cils vers le haut,
Closes.
Ronds.
En bas.
En haut.
Rien de neuf, toujours ce bleu lagon aux contours si nets sur le jeu des taches végétales. Une bride bleue et l'âme de la langue en échec. Pèlerin sans verbe.
Fin
* Une bride, Grand-père ? Sûr ? Une bride ? Pas un licol ? Et du cuir ! Parce qu'un licol en nylon bleu pour 15, 99 € en vente flash sur Amazon, demain dans ma boîte à lettres. Cap ou pas cap ! Par carte gold ! Pas de frais de livraison. Merci Grand-père. La classe, ce licol. Lady Godiva, ma jument, en bleu lagon, les copines vertes de jalousie, moi rose de satisfaction et toi plus léger de 15,99 €, super. Grand-père, tes rêves d'après-midi, avec ou sans verbes, en 24 heures chrono dans ma boîte à lettres ! Aux orties la magie des frères Grimm ! Un petit rêve de selle pour demain ? Bisous, beaux rêves, à demain Grand-père.