À couper au couteau
On ne peut pas se tromper. Avant d'arriver à l'étang, c'est la première route à gauche. La première et la seule. Pas de confusion possible. Sur la droite ce n'est qu'une succession de pavillons individuels. La première. Un vieux mur couvert de lierre. Tu vois le vieux mur, Nicole ? Je sais que tu vois. Tu as l'œil pour repérer les végétaux. Un vieux noble lierre qui couvre un vieux mur de vieilles pierres roturières. Tu tournes à gauche AVANT l'étang. Tu longes le mur au lierre sur une centaine de mètres. C'est là. On ne peut pas se tromper.
Mais comment elle a fait pour se perdre ? On ne peut pas se tromper. Une seule route. Une seule sur la gauche. Avant l'étang. Elle a dépassé le mur au lierre, a longé l'étang (je lui avais dit AVANT l'étang), a filé vers la déchèterie, a dépassé la ferme des Jean, et là, j'imagine, elle a commencé à se poser des questions.
J'ai fait un demi-tour sur le parking de la coopérative, suis revenue sur mes pas, ai de nouveau longé l'étang puis j'ai tourné à droite en arrivant au vieux mur au lierre. Pas de quoi en faire une salade. À peine vingt minutes de retard.
Sur le coup, ça m'a surprise. Je suivais la voiture de Nicole. Elle n'a pas ralenti en approchant du vieux mur. Elle a filé tout droit. Je n'ai pas réfléchi plus, j'ai mis mon clignotant et j'ai tourné à gauche. J'ai appelé Pierrot pour lui dire que j'avais vu filer Nicole vers la déchèterie. « Elle est pas ouverte à cette heure ! » C'est tout ce qu'il a trouvé à dire, ce grand dépendeur d'andouilles.
— On est quel jour, Maman ?
Quoi, quel jour ? Aujourd'hui ? Je ne sais pas. J'ai oublié ton anniversaire ? Tu es née en juillet ! Ne me raconte pas d'histoires, on sort tout juste de l'hiver. Tu crois que je perds la boule ? C'est ça, tu te dis que ta mère est folle ? Il y avait un brouillard à couper au couteau, ce matin. Je ne l'ai pas vue cette saloperie de mur.
— Maman, il n'y avait pas de brouillard ce matin.
Dans ma voiture, ma chérie, il y en avait. À couper au couteau... On est mardi 2 avril, là. Tu es rassurée. Mardi 2 avril. Tu veux aussi que je te donne le code de l'entrée ?
— Maman !
Oui, pardonne-moi ma chérie, je pensais encore à lui. Bien sûr. Je sais... ce n'était pas du brouillard. Ne dis rien... Je sais...