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La poule pond
28 mars 2019

Suivre le fil

Je me suis promis de pondre un billet joyeux, après le bien plombeur d'ambiance de ma rencontre avec Suzanne dans le hall du supermarché. Laissons-le mûrir, le billet joyeux. En attendant, un commentaire de Clelia à propos des curieux effets de la bière sur un certain Irlandais fait remonter un souvenir.

[La bière provoque en tout cas des réflexes surprenants, j'ai observé ça en Irlande. J'ai même vu un gars qui rentrait chez lui les yeux fermés, bras légèrement écartés... À peine croyable ! J'en ai déduit que certains disposaient d'un dispositif d'autoguidage (ou d'écholocation, peut-être).]

 

Au Québec, un soir, mon épouse et moi dormons chez Dexter, le père spirituel de notre gendre, son modèle, son formateur, son associé, son ami. Beaucoup pour un seul homme ? Attendons, ce n'est pas terminé.

 

Par où commencer ? Enfin continuer, car commencé, c'est déjà fait. Dexter exerce deux professions (en plus de restaurateur de maisons anciennes, de bûcheron, de charpentier, d'électricien, d'éducateur de quartier et d'urbaniste) il est plombier-chauffagiste (ça fait un, le trait d'union faisant foi) et psychologue. Dans la Belle Province, ça ne surprend personne. Ce n'est pas le sujet de ma narration.

 

Je voulais parler de bière. De bière ou d'Irlandais ? Je n'ai pas été clair. À moins que ce ne fût d'écholocation, Ou des trois. Ou d'autre chose. J'y viens.

 

Dexter est métis. Son père : amérindien ; sa mère : caucasienne (je dis caucasienne car canadienne n'a aucun sens). Caucasienne, c'est-à-dire issue de l'immigration européenne ; peut-être 50% de gènes irlandais ? Nous n'avons pas exigé de test ADN. Ah, on commence à y voir clair. « Y voir clair », retenons cette expression, elle va prendre du sens au fil (encore un indice) du récit.

 

J'ai écrit « amérindien », Dexter, lui, dit « indien ». Quand il était enfant, Dexter a reçu une initiation de son père. Il était déjà grandelet ; son père l'a conduit dans la forêt. De nuit. Une forêt dense. Il avait choisi, le père, une nuit sans lune.

Maintenant Dexter (nous n'avons pas su, ni demandé, si l'enfant avait un prénom indien, sans doute Dexter avait été choisi par la partie irlandaise du couple) tu vas marcher devant.

Mais, Papa, les arbres ?

Tu vas t'efforcer de deviner leur présence. Concentre-toi bien.

 

À chaque nuit sans lune, le père a conduit son fils dans la forêt. Très vite, non seulement le gamin a su avancer dans la forêt sans se heurter aux arbres mais aussi il a couru, de plus en vite, en percevant la présence des arbres. Les bras le long du corps, il a couru.

 

Toi qui tâtonnes dix minutes pour retrouver tes lunettes sur ta table de chevet, tu écoutes ça comme si tu soupais avec le capitaine Nemo à bord du Nautilus. Ça te fait le même effet.

 

L'histoire va bientôt commencer. Tout ce qui précède n'est que préambule.

 

Dexter travaille en France. À cette époque, il n'est encore que bûcheron. Un gros chantier d'hiver l'occupe avec quelques camarades dans les Pyrénées. Un camarade, précisément, se blesse gravement. Pas de chirurgien sur la coupe de bois. Pas de téléphone, évidemment. Pas de véhicule, sinon un engin de chantier archaïque dont le moteur carbure au gaz de bois et dont les phares ne fonctionnent pas (ou même qui ne possède pas d'éclairage, tout simplement). Le camarade perd son sang. Il va mourir.

 

Dexter fait installer le camarade à l'arrière de la guimbarde. La nuit est tombée, le ciel bas, le sol enneigé. Dexter ne connaît pas la route. Son camarade perd son sang. Il faut le conduire à l'hôpital. Il part, seul, Dexter, seul avec le mourant. Des précipices élevés sur sa gauche, des gouffres sur sa droite. Mais « je n'étais pas seul » nous dit-il. Devant lui, il voit un point lumineux qui lui montre la route, il le suit, à travers les lacets de la route pyrénéenne. Un point lumineux qui dessine un fil jusqu'en bas, jusqu'à la vallée, jusqu'à l'hôpital. Dexter conduit dans l'obscurité, le camarade geint, le bruit du moteur est comme étouffé par la neige qui tombe. Il suit le fil, Dexter. Il se souvient de son initiation, Dexter. Le camarade a été sauvé.

 

Alors, l'Irlandais du commentaire de Clélia, je ne suis pas surpris qu'il soit rentré chez lui les yeux fermés. Le métissage a été profitable à Dexter. Et au camarade qui perdait son sang.

 

Bien sûr, libre au lecteur de penser que peut-être Dexter, en plus de tout ce que le narrateur a montré de lui, est un formidable conteur. Peut-être ? En attendant, le jour où il se sectionnera un bras en se taillant les ongles, ça le rassurerait, le narrateur, que Dexter fût dans les parages.

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Commentaires
P
Dexter explique également que ce genre d'initiation explique pourquoi les gratte-ciel américains furent surtout bâtis par des indiens qui avaient le pied sûr au-dessus du vide. Ce fil invisible aux non-initiés qui les guidait sur les poutrelles d'acier ! Il est intarissable Dexter, une vraie source vive.
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C
Sans surprise, j'adore ce billet ! Et j'y crois, moi, au récit de Dexter, non seulement à cause de mon expérience irlandaise, mais aussi car j'ai connu un vieil homme qui avait ce genre de capacités étonnantes. Lui disait que l'on pouvait sentir changer la maille du vent à l'approche d'un obstacle, et que c'était plus facile en se déplaçant vers une source de bruit, rivière ou autre, car l'onde des sons se déformait aussi, alors... Plus "écholocation" que chamanisme, donc. Je n'ai jamais essayé (ce qui fait que j'ai encore un nez intact et toutes mes dents). <br /> <br /> Mais le sujet du chamanisme m'intéresse énormément aussi, beaucoup de phénomènes ne peuvent pas s'expliquer totalement par la science actuelle, il faut donc tenter d'expliquer "autrement"...<br /> <br /> (Par contre je trouve très facilement de petites sources d'eau, mais bon, ma connaissance des plantes aide. La présence de certaines espèces signale la concentration croissante en humidité, c'est tout de même un peu de la triche :D)<br /> <br /> <br /> <br /> PS : les billets tristes, c'est bien également. La vie est aussi faite de ça... Merci pour le partage, Philippe.
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