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La poule pond
6 juin 2019

LES POUCES

Un jardin public semblable à mille autres et, sous de grands marronniers aux branches nues, trois bancs. Trois bancs scellés au sol. Sur l'un, une petite fille, une très petite fille, emmitouflée dans un blouson rose trop grand pour elle. Un bonnet de laine grise sur la tête ; des cheveux blonds au vent, légèrement frisottés, à peine. Aux pieds, des bottes de pluie en plastique, très usées, jadis des grenouilles vertes peintes sur les côtés des bottes, aujourd'hui plus rien, que des traces, comme des griffures. Semelles orange, lisses, peut-être trouées au talon, ou salies. Quel âge cette petite fille ? Vraiment très jeune. Cinq ans, peut-être, très jeune, plus un bébé ; une enfant de maternelle seule sur son banc. Attente morne. Jeu de ses doigts avec les pompons de l'écharpe autour de sa gorge. Petites jambes, ses pieds loin du sol, la semelle usée de ses bottes exposée aux regards. Doigts fins mêlés aux pompons de l'écharpe. Regard vide,

 

Sur le deuxième banc, une femme assise, concentrée sur son téléphone portable. Quelle vélocité ses pouces ! Comme une danse. Enfin, le vieux monsieur du troisième banc comme hypnotisé par la virtuosité. Ses doigts à lui, si gourds, douloureux, aux jointures enflées. Tout à l'heure, devant la porte de son appartement, quelles difficultés avec la clé ; le trou de la serrure, si petit. Pas grave, pas le moment, chaque chose en son temps. Pour l'instant, jouissance du spectacle de ce tricot aérien. Fascination. Un tricot de vent, sans aiguilles, sans laine, juste des pouces et du vent, et cette sarabande,

 

Trois personnes, trois bancs. Qui le premier sous les marronniers ? Sans importance. Au début de l'histoire trois personnes assises. Aucun passé. Trois bancs, trois personnes. Naissance du récit. Fin tragique dans peu de temps. Pourquoi tragique ? Bah, à narrateur omnipotent, tous les pouvoirs. La fillette ? Blonde ? Son choix. Un changement ? Facile. Hop ! Fillette à la peau noire comme l'ébène ; soleil magnifique du cœur de l'été. Facile pour la plume de l'écrivain. Aucune importance la nature des cheveux d'une fillette assise sur un banc. Ni la couleur de sa peau.

 

La femme ? Enceinte jusqu'au cou, tête nue, longs cheveux pas très propres, mèches lourdes, pesantes. Et la danse de ses pouces. Jolie femme ? Peut-être, peut-être pas. Tête basse, cheveux dans le visage : réponse impossible. En revanche, enceinte. La main au feu ! Un enfant pour bientôt, peut-être des jumeaux ?

 

Pas pour le vieux monsieur. Personne pour lui. Voilà l'intention de l'auteur : un parallèle entre la femme en attente d'un enfant et le vieux monsieur solitaire, sans attente, sans espoir. Sinon, bien sûr, enceinte ou pas, quel intérêt pour le lecteur.

 

Regards du vieux sur la petite fille et la jeune femme. Jeune, oui, irrévocable décision. Privilège de la jeunesse cette attente, ce gros ventre, cet événement — euphémisme toujours en usage. Son œil de l'une à l'autre. Regard flou. Quelle saleté sur les verres de ses lunettes ! Oui, et alors ? Autrefois non, avec son épouse et sa peau de chamois, jamais une trace sur les verres, jamais. La peau de chamois ? Oui, dans le tiroir du buffet aujourd'hui, à portée de main, enfin à portée d'une main volontaire. Son épouse ? Morte, bien morte son épouse, à jamais. Fada, gâteux, lui ? Non, sa raison toujours nette, mais les lunettes, dernier de ses soucis. Crades ou pas crades, pas de peau de chamois. Doigts trop gourds. Hé, ses lunettes par terre, belle frayeur. Plus jamais. Non, tant pis pour les traces, vue un peu floue, un peu. L'habitude.

 

Les pouces de la jeune femme enceinte sur l'écran du téléphone. Les doigts de la petite fille avec les pompons, dans un sens, dans l'autre. Ses mains, à lui, sur ses genoux. Les siennes. Celles du vieux monsieur. Naguère, mains croisées, la ronde de ses pouces. Oh, cette ronde, horloge du temps perdu. Finie la ronde, finie, Impossible, trop douloureuse. Ou trop de fatigue, d'à quoi bon. Après-demain plus mal aux mains, plus mal au dos, plus mal aux reins : la mort pour dernière compagne. Les douleurs, eh bien, des preuves de vie, pour un temps encore,

 

La jeune femme enceinte toujours active, ses pouces en transe. La fillette et ses pompons. Le vieux monsieur dans les bras de Morphée. La sieste des vieux, comme ça. À son réveil, toujours trois bancs dans le square. Deux vides. Plus de petite fille ni de jeune femme enceinte. Un couple d'amoureux à la place de l'une ou de l'autre ? Même pas. Des adolescents criards à califourchon sur le dossier d'un des deux bancs ? Non plus, Un clochard las, son baluchon dans des sacs en plastique ? Pas aujourd'hui, rien de tout cela.

 

À son départ, pour bientôt, dans le square désert juste trois bancs. Scellés. Ou pas. Information sans aucune incidence sur l'histoire. D'ailleurs pourquoi pas des chaises ? Des chaises ? Ami narrateur, des chaises pour la même histoire. Ou des tabourets. Non, pas des tabourets. Pas dans un jardin public. Un peu de crédibilité. Des troncs d'arbres ? Oui. Des troncs d'arbres, bon choix dans cette histoire. Ou des pierres. Des blocs de béton, pas mal ça, des blocs de béton. Bon, froids et un peu durs aux fesses. Mais modernes, résolument modernes.

 

Enfin ! Bancs, troncs, rochers ou blocs de béton... prétextes ! En route vers son appartement, le vieux. Marche lente, prudente. Patience. Ah, un bruit de clé contre le métal d'une serrure. Une clé, une serrure, l'une dans l'autre, main engourdie, tremblements, hésitations, succès. Pour cette fois encore, succès.

 

Voilà ! Un vieux monsieur chez lui, au chaud !

Bon, eh bien alors... RIDEAU !

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Commentaires
P
Ma foi, Valérie, c'est déjà la deuxième mouture de ce texte, (la première avait des verbes conjugués) je pourrais bien en faire une autre.
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V
Le vieux peut être aussi la narrateur. <br /> <br /> Si le vieux a toutes ses facultés et ses lunettes, eh bien, qu'il écrive.*Peut-être qu'il écrirait très bien la petite fille et la femme enceinte, s'il voulait.
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