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La poule pond
14 avril 2019

Points de suspension

Il ouvre un œil.

Le jour est levé.

Il tend la main vers la table de nuit où reposent ses lunettes.

Erreur, il ne porte pas de lunettes, il n'en a jamais porté. Comment peut-on tendre la main vers des lunettes qu'on n'a jamais achetées ni même imaginé qu'on porterait un jour ? Sans que jamais on n'ait consulté un médecin ? Il ne tend pas la main vers des lunettes qu'il ne possède pas.

Il est jeune, il a douze dixièmes à chaque œil.

Il n'enfile pas ses pantoufles en quittant le lit, il bondit hors du lit, hors de la chambre, pieds nus, d'ailleurs il est nu, comme Mercure, et comme Mercure il a des ailes aux chevilles.

Il ne descend pas les escaliers... il est déjà au bas des marches.

Ses cheveux ruissellent... il a pris une douche entre le moment où il est sorti de la chambre et celui où il s'est retrouvé au bas des marches.

Il n'a pas ceint ses reins d'une serviette... une serviette est venue lui ceindre les reins.

Le café fume dans un bol grand comme un saladier de forgeron.

Le frigo s'ouvre avant qu'il n'y pose la main, le beurre encore enveloppé de son papier doré en jaillit, dessine une parabole géométriquement parfaite et retombe en pluie exactement sur la baguette coupée en deux du haut en bas, ouverte et apparue instantanément sur la table de la cuisine. Le beurre s'étale tout seul, crémeux, onctueux. Ce n'est pas une tartine de beurre... c'est la quintessence de la tartine beurrée. L'emballage doré se plie, se replie, se déplie, prend la forme d'une grue du Japon qui s'envole par la fenêtre ouverte. La grue pousse un cri de grue. À mesure qu'elle s'éloigne, les toits des maisons qu'elle survole se couvrent de tuiles vernissées qui font comme des écailles sur l'échine d'un dragon assoupi.

Il ne boit pas son café, ne mange pas sa baguette beurrée... son café est bu, sa baguette mangée.

Tout lui sourit.

Comme la veille, l'avant-veille, l'avant-avant-veille et tous les jours qui ont précédé.

Petit, sa marraine lui offrait-elle un puzzle qu'il jetait la boîte en l'air et que tous les morceaux retombaient exactement emboîtés, exactement semblables à l'image peinte sur le couvercle de la boîte. Cent pièces. Cinq cents pièces. Milles pièces. Chaque fois, tout s'assemblait. Les puzzles de mille pièces formant une image différente à chaque lancer : Pélerinage à l'île de Cythère, Portrait de Dora Maar, La Naissance de Vénus, la Dentellière, Nu à Contre-Jour, Eroica II, Le Cabinet de Toilette au Canapé Rose.

Encore.

Encore.

Encore.

Tout lui sourit.

Joue-t-il au mikado que les fiches retombent en équilibre sur la pointe, tantôt en quinconce, tantôt en tortue, tantôt en cercle. Il lance et les fiches retombent sur la pointe.

Joue-t-il aux dominos qu'à chaque tirage la reine sort un scrabble et que belote, rebelote, dix de der et Uno qui font 421.

L'envie lui prend-elle d'ouvrir un livre que les pages tournent toutes seules sous ses yeux. D'ouvrir deux livres ? Dix ? Tout pareil. En écrire un ?  Un dictionnaire quitte son étagère et s'offre à lui,  il l'agite entre ses mains « Greli, grelo, combien j'ai d'sous dans mon sabot ! » alors toutes les lettres brassées, secouées, réveillées, s'épanouissent comme la fleur de l'onagre au soleil couchant et quand il ouvre le noble ouvrage à la couverture rouge... un brouillard de voyelles et de consonnes emplit l'air, se colle aux murs, aux portes, aux rideaux, au plafond, sur les armoires, les chaises. Le livre est là qui se lit de droite à gauche ou de gauche à droite (mais c'en est un autre) de haut en bas ou de bas en haut (c'en sont de différents à chaque fois).

Il est amour... il fait fondre les volcans et bouillir les glaciers... il est le lion et le moucheron... il ne dort jamais... il a vingt dixièmes à chaque œil, trente, mille... il ne se lave pas, il est la pureté... il ne mange pas, il se donne à manger... il ne boit pas, on le boit... il ne joue pas, il est l'essence du plaisir...  il ne lit pas, il est toutes les littératures... il n'écrit pas, la sueur qu'il laisse sous ses pas abreuve l'humanité... il n'ouvre pas un œil au réveil, il ne dort jamais... 

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Commentaires
C
Whaaa... Est-qu'Il parle de lui à la troisième personne, comme Alain Delon ? :D <br /> <br /> (mais ça serait un peu lassant que tout se fasse superbement à chaque fois, voire de mieux en mieux avec le temps qui passe, sans efforts... on apprend aussi de ses échecs, et peut-être même mieux que de ses réussites parfois... ;-) )
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P
C'est, je pense, qu'ainsi configuré, il appartient à tout le monde… ou alors, qui sait (une autre étincelle d'inspiration) le ferai-je trouver son âme-sœur un jour.
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V
Eh bien!<br /> <br /> Tout cela pour un seul homme?! <br /> <br /> Où peut-on le trouver???
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